Le vieil homme et le syndrome de Korsakoff

Comme tous les matins, le vieil homme s'installe sur un banc, dans la cour de l'hôpital, toujours le même, celui qui est sous le tilleul près de l'entrée.
Il semble très vieux, pourtant si l'on en croit son dossier, il n'aurait que 68 ans...Il a les yeux toujours plein de larmes qui ne coulent pas, mais ça ne semble pas le gêner, son regard est toujours tourné vers l'intérieur de lui-même.
Depuis 20 ans qu'il est là, il passe son temps à essayer de mettre ensemble les milliers de pièces du puzzle qui remplit sa tête, le puzzle de sa vie…
Parfois, il trouve deux morceaux qui s'emboîtent, très souvent ce sont une bouteille de whisky et une ambulance, il entend encore ce son lancinant qui l'a amené jusqu'ici…..
Mais il retrouve aussi d'autres pièces du puzzle, des pièces qui lui donnent de la joie : la jolie femme assise à une terrasse, à ses côtés, en Italie, dégustant un Campari. Là aussi , il sent encore le goût du Campari et la chaleur du soleil sur son visage….
Il trouve aussi deux ou trois autres pièces qui vont ensemble: quelques hommes toujours les mêmes, des verres d'alcool, en grand nombre et des rires, tellement de rires qu'en fait ils lui donnent envie de pleurer.
Il a environ  une fois par moi la visite d'un homme et d'une femme qu'il ne connaît pas et qui l'appellent "papa". Même s'il ne se souvient pas de ce que veut dire ce mot, celui-ci aussi lui fait monter les larmes aux yeux...Il essaie de regarder ces deux étrangers qui lui racontent d'étranges choses, lui parlent de personnes ou de lieux qu'il ne connaît pas. Il écoute, il essaie car il repart vite dans son puzzle sans arriver à les mettre dedans...Au bout de quelques temps, l'homme et la femme repartent, après lui avoir dit "au revoir papa" et lui avoir mis un baiser rapide sur ses joues pas rasées….Ils ont à peint fait trois pas, que le vieil homme les a déjà oubliés et continue son chemin à travers le labyrinthe de ses souvenirs, tout au moins ceux qu'il arrive à retrouver…
Ce vieil homme est mort la semaine dernière, il était atteint du syndrome de Korsakoff et survivait dans cet hôpital psychiatrique qui l'avait vu arrivé couvert de coups et très sale. Il vivait dans la rue depuis longtemps n'ayant plus l'argent que pour payer sa bouteille ou emprunter à boire aux autres SDF. Après une bagarre alcoolisée, il s'était effondré, les médecins avaient eu beaucoup de mal à le sauver, mais son chemin s'est arrêté il y a trois jours,  entre deux pièces de puzzle qui n'allaient pas ensemble...

Beau texte Shale, merci :-). Je vais le partager à ma bande du MAB.

Il me touche car la grand mère de mon fils, mère de mon ex conjointe, n'a pas été sans abri, mais a bu beaucoup, et est dans cette situation :-(. Triste.

ppp